mercredi 21 juillet 2010

archives 2005, Joyce Mansour, une étrange demoiselle

Joyce Mansour

Inachevable


Sûre de son pouvoir et du lever de l’amour

Sûre de son pouvoir

Et de l’inépuisable mort.

J.M.


Tubéreuse : plante herbacée vivace à hautes tiges portant des grappes de fleurs blanches au très fort parfum. « Quand les tubéreuses se décomposent, assure Zola, elles ont une odeur humaine. »

Que dire, alors, de la tubéreuse enfant ?

N’en rien dire d’abord. Garder un moment le mot dans la bouche, détaché de la fleur, en goûter la rugosité un peu écœurante. Pressentir que des flancs doux et déjà effondrés du mot un monstre va sortir, luisant comme une « fillette sur le boulevard de la fente », et se mettre à hurler.

Le monstre a un nom, il s’appelle Joyce Mansour, et c’est pour le qualifier qu’André Breton, en une caresse géniale, évoque « la tubéreuse enfant ».

Il a un lieu : l’Égypte.

Un autre : lui-même.

Et tout de suite, une pensée, impubère et rauque, dans laquelle il y a de la désarticulation et de la désertification, du fouet et du vent, du noir et de la joie – tout ce qui pousse au cri comme au crime.

Où faut-il la voir d’abord, Joyce Mansour ? Peut-être « Là dans le parc où je rampais enfant / Timide comme une limace mais cambrée de ruse / Et heureuse quelquefois ».

Là, et dans le beau livre de Marie-Laure Missir, Joyce Mansour, une étrange demoiselle, premier monument érigé à l’auteur des Gisants satisfaits, et qui vient de paraître aux éditions Jean-Michel Place.

A tous ceux qui ne l(ont pas connue, mais qui, un jour ou l’autre, ont été happés par sa poésie – l’une des plus incroyables et des plus crédibles du surréalisme – l’étude biographique de Marie-Laure Missir, exemplaire d’information et de discrétion, ne donnant à voir que ce qui vous regarde, offre enfin l’occasion de prendre la mesure du personnage, de sa place et de son rôle dans l’histoire du surréalisme, et de la richesse de son prisme. C’est justice, car, Joyce Mansour, on la voyait mal, toutes ses images étaient brouillées. Rumeurs, approximations, jalousies peut-être, j’ai pu constater à une époque (le début des années 70) qu’elle n’était pas portée dans tous les cœurs. J’étais jeune, de telles choses m’étonnaient. Qu’on soupçonnât la liberté m’étonnait.

Car ce que je comprends de Joyce Mansour, si j’en comprends quelque chose, c’est la liberté, la liberté folle et sanglante du jeune renard qui vient de s’arracher à un piège dont il n’a pas perçu la nature et qui, depuis, marche sur trois pattes. Curieuse comparaison, dira-t-on, pour une supposée championne de course à pied. Mais justement : la jeune Joyce avait intérêt à courir vite. À quinze ans, la mort de sa mère (d’un cancer, ce mal qui rongera la pensée de la fille avant de la tuer à son tour) la terrorise à jamais. Quelques années plus tard, après six mois de mariage, elle se retrouve « veuve à dix-neuf ans ». Cela s’appelle avoir la mort aux trousses ; il y a de quoi filer à toutes jambes. Il y a aussi – dunes et demeures fussent-elles dorées comme le sera l’existence matérielle de Joyce Mansour – de quoi obscurcir le sable, l’horizon, les mirages même. Il y a de quoi crier « au » désert comme on crie au loup. De quoi ne plus écrire qu’un long cauchemar, ne plus désirer que dans le cauchemar.

C’est d’abord Cris (1953), Déchirures, Rapaces, messages paniques griffés de mort et la griffant, bips sauvages, clics et claques, et c’est aussi l’ensemble des contes, leur envol fébrile de corbeaux déplumés et blancs, passant de tas d’ordures en tas d’or pur, becquetant le ciel bleu des fonds, faisant de toute vermine une mine d’univers – ces contes destinés à épouvanter les familles et que la famille épouvante.

Dans toute l’œuvre de Joyce Mansour, la famille est un cauchemar sexuel. Il s’agit principalement de savoir qui dévore et qui pille qui, dans quel sens, à quelle profondeur, sous quel nom et pour quoi faire. Vivre est le cauchemar que fait la mort, l’amour une effrayante plongée dans la nuit des rôles et des identités. Le signifiant et le signifié sont le cauchemar l’un de l’autre, le sens est le cauchemar du sang. Jouir est une proie, une étoile morte aux bras vivants, vivants, pourris.

« La poésie surréaliste, c’est vous », lui écrit André Breton dans une lettre de 1961. C’est, en tout cas, la poésie la plus inouïe de l’époque où elle apparaît. Inapaisable et inachevable, c’en est la plus énergique. Sur une photographie qui les représente marchant ensemble dans une rue de Paris (c’est le soir, les réverbères sont allumés, elle lui tient le bras) et qui figure dans son exemplaire personnel de Jules César, Breton a inscrit, recouvrant son propre visage, la célèbre citation de Hugo : « L’œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent. »

Breton n’obéissait pas à rien. Il obéissait au vent – au vent « salubre ». Et salubre, la poésie de Joyce Mansour l’est assurément. Bronzée comme le cœur, noire comme la beauté des canons, livide aussi devant la terrifiante grandeur de l’amour qui est dévoration, vieillesse et décomposition, mais qui est aussi ce grand soleil noir zébré de blanc, ce grand soleil blanc tigré de noir qui se lève sur tout horizon et le fait pivoter, aliénation toujours renouvelée, désirée, dans l’espoir de l’éblouissante libération – ou simplement d’un soulagement.

Car, avec l’amour, l’autre grande affaire de Joyce Mansour, c’est la mort, et il ne s’agit pas ici de légères invocations. La mort nourrit tout, elle est à l’origine et tout en procède. Le désir en découle et s’y écoule. Elle est cette inépuisable vivante qui proclame : « Même morte je reviendrai forniquer dans le monde. »

Joyce Mansour n’écrit qu’exceptionnellement des rêves : elle écrit comme en rêve, et sa voix est abyssale. Elle n’écrit d’aucun point de vue. Nulle verticalité, au sens didactique ou politique. Mais pas d’horizontalité non plus : nulle familiarité, pas d’empathie (son poème le plus « sentimental » s’adresse à… un âne). Et moins de provocation délibérée qu’on ne l’assure généralement. « Il faut dire ce qu’il ne faut pas dire », affirmait Duchamp ; Joyce Mansour ne fait rien d’autre. Ce qu’il ne faut pas dire, c’est soi, son corps pantelant voué aux autres, sa vive douleur, son vif désir, sa vive innocence criminelle, l’enchaînement de sa liberté et comment les chaînes tombent toutes seules des mains des amants.

Abyssale, pierre de foudre remontée des gouffres, pierre de touche de toute pensée du désir, la poésie de Joyce Mansour est comme une corde tendue entre deux propositions cardinales : « L’enfer des femmes prend naissance dans leur corps », raison pour laquelle elle s’est mise à crier et n’a jamais cessé, et l’art commence où finit le désir », raison pour laquelle, sans trop se soucier d’art, elle a poussé son langage là où son langage la poussait.

Avec Carré blanc, publié en 1965, et que Breton tenait pour « une splendeur d’un bout à l’autre », quelque chose, de ce langage, change. Il procédait par coups, par jets ; il s’ouvre à présent à des digressions, s’ébroue, se délace (et non pas se délasse ; cela, il ne le fera jamais). Des paysages, des lieux apparaissent. Des fenêtres s’ouvrent, la nuit entre : c’est « la mort-Mozambique et son cinquième étage ». L’Afrique revient. Carré blanc est un grand livre déchirant. Une vaste peine d’amour y pose sa lumière fauve et fait tourner ses couleurs : noir phosphorescent, rose clouté, et celle, affolée, des hautes venaisons, «l’opprimante venaison de l’aube ».

La même peine et la même rage soulèvent les admirables Damnations de 1966 et beaucoup des textes qui suivront. La lanceuse de couteaux, la tourneuse dans les plaies s’est métamorphosée en un oiseau à l’envergure extrême, qui ne plane plus dans sa seule nuit mais dans la nuit du monde, puisqu’ « il n’y a pas deux verbes être », noir milan, faux sifflante effarant le silence, le tranchant. Le temps n’allège pas la charge d’angoisse de cette poésie, et cependant lui donne une manière d’amplitude qui en fait apparaître la noblesse haletante, laquelle se maintiendra jusqu’au bout, jusqu’aux râles de Flammes immobiles et des fatals Trous noirs, dernier recueil paru deux ans avant la mort – puisque mort il devait y avoir depuis le premier cri.

Comme Violette Nozières dans le poème d’Eluard, Joyce Mansour « a rêvé de défaire / a défait / l’affreux nœud de serpent des liens du sang ». Les a-t-elle défaits, en vérité ? Elle les a montrés, du moins, accusés, assommés de lyrique dérision. Joyce est morte avant d’avoir écrit l’Alexandre qu’elle promettait et qui devait succéder à Jules César. Gageons qu’il eût tranché beaucoup de nos nœuds et que, vivant encore, criant, riant encore, elle aurait, elle, comme nulle autre et presque à elle seule, désasphyxié la poésie.

par Pierre Peuchmaurd, article publié dans Les Cahiers de l'Umbo, décembre 2005

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