Des ciseaux, voire même un ou deux scalpels, de la colle PH neutre, des papiers plutôt anciens. Pourquoi ces papiers-là ? Pour le plaisir, voyons, d’un toucher moins glacé, d’une encre qui ne se répand pas et peut-être aussi pour dépayser le regard, pour l’étrangeté familière que le temps a ajouté, la patine. Peut-être encore parce que le quotidien brouille le regard et qu’avec un peu de recul on y voit mieux. Les motifs, femmes, arbres, machines et insectes, mélangeront leurs anatomies.
La boîte prolonge l’espace plus commun, bidimensionnel du collage papier. Mais elle demeure une variation du collage.
Qui ?
Laure Missir écrit sur des peintres, pour des poètes, pour elle, à ses enfants, à ses amis, des articles, des livres, des listes de courses, pleins de poèmes, des lettres, des cartes… Quand c’est possible les mots s’accompagnent d’images, parce que c’est plus clair, parce que c’est beau, parce que quand les mots viennent à manquer c’est pratique et puis aussi pour faire plaisir.
Comment ?
Des images toutes faites comme s’il en pleuvait, des images répétées sur les murs, sur les écrans de télévision, de cinéma, du tout cuit. Le message varie peu « achetez-moi », « voyez comme je suis belle »… C’est aujourd’hui notre réel, notre présent. Pourquoi ne pas l’apprivoiser lors d’une leçon d’anatomie : décomposer des éléments de ces images en catalogues, revues ou journaux publicitaires, les recomposer dans l’ordre du désir, de la colère ou du jeu pour comprendre comment nous parlent les images… Créer à partir de ce qui l’est déjà pour trouver son propre langage.
Où ?
Jeux de pistes : qu’est-ce qu’une exposition ? Accrochage simple ou dialogue des images ? Quelles sont les possibilités du regardeur ? Et le lieu, comment les murs s’accommodent-ils de ce qu’ils portent ? Qu’en pensent-ils ?
Quand ?
L’histoire du collage est celle de la modernité, du cubisme à aujourd’hui. Il a été magnifiquement contestataire avec le cubisme, dada ou le surréalisme. On pense à l’engagement politique de John Heartfield, à l’imagination féroce et iconoclaste de Jacques Prévert. Il a été somptueusement narratif avec Max Erst, onirique avec Matisse…
Le collage est une métaphore continue en cela il éclaire lefonctionnement de la langue quand elle cherche au-delà de la dénotation pragmatique à exprimer les nuances de la pensée et de la sensibilité et de nombreuses voies d’échange mènent de l’image plastique aux images que des mots collés ensemble.
Les collages de Marie-Laure Missir racontent encore une fois l’histoire d’il était une fois. On la connaît : il était une fois une plume qui se fit un plumage, une plume à la colle qui fit un beau mariage. Le prince était une princesse – énigme fraîche. Il était une fois s’envolaient de ses doigts des vautours et des papillons. Les vautours tournaient plus longtemps dans l’air noir. Les périscopes ne les perdaient pas de l’œil, ni les kaléidoscopes où ils achevaient leur vol. Des femmes nues, des Odiles et des odalisques, tournaient sur la broche du regard, les forêts poussaient sous la mer, elles grésillaient doucement, comme la pluie sur les rousses, et tout ce que les était une fois enfants devaient apprendre, ils l’apprenaient, d’abord l’histoire des doigts de Marie-Laure, dont j’ai déjà parlé, et de leurs rubans sur l’ongle quand ils effleurent les images qui sont là où ils se trouvent : au fond bleu des curiosités tranquilles, des curiosités folles et des sciences naturelles. Dans l’œuf du papillon dormait l’œuf du vautour, dans le foie du papillon bat le foie du vautour. Si vous passez par la source il était une fois, ne vous attardez pas, continuez. La dernière, la dernière – la dernière restera.
par Pierre Peuchmaurd, publié dans Le Batiscaphe, juin 2009
Outrages de Dames a été tiré à cinq cent vingt exemplaires dont vingt de tête aux éditions Carré d’Encre. L’ouvrage rassemble une suite de poèmes de collages de Marie-Laure Missir. L’ensemble a été achevé d’imprimer en mars 2009.
La sonate solitude.
Le territoire de l’oiseleur tient entre deux cuisses, l’une longue et un peu maigre et puis l’autre. Aux rivages de pièges succèdent les champs d’inadvertance. Les reliefs modèlent l’espace creux des désirs et parfois rien de plus. Il y a des pierres dit-on solitaires qui affleurent en chaos ou est-ce l’inverse ? Est-ce l’averse insensée qui retourne la terre à ses pieds nus ? Son image s’est perdue. C’est pourquoi elle explore en spirale les ressorts géographiques de cette terre ancienne. Elle foule seule les parapluies du sol. Elle seule pare le sol d’une foule de pluie. Elle respire à grand coup l’odeur échevelée de ses pas humides. Il n’y a plus rien à pas, à part toi, là dans le sol, rien, aucun appât et l’oiseleur est là si seul, pas si seul. Sa proie est au sol.
La trame du mot jamais et Sillages sont des poèmes de Marie-Laure Missir répondant aux peintures originales rehaussées de sérigraphies de Marie-France Missir. Les Titres ont été calligraphiés par Richard Lempereur. L'artiste, Marie-France Missir, a réalisé pour les éditions Carré d'Encre deux éditions de ces textes. La première en octobre 2008 se présente sous la forme de deux livres indépendants dont le tirage est limité à cinq exemplaires. Les livres ont un formats de 38,5 sur 28,5 cm. La seconde édition réalisée en décembre de la même année est limitée à vingt exemplaires et présente par un jeu de mise en page les deux texte dans le même volume. Son format est de 28 sur 152 car le livre peut entièrement se déployer. Marie-France Missir a sérigraphié les texte et illustrés ces trente livres d'artiste de nombreuses peintures originales.
catalogue de l'exposition réalisé par les éditions Carré d'Encre
Voyage en kaléidoscope
Faire dérailler le déjà vu, entrouvrir les volets des possibles, désynchroniser les sensations et proposer un lieu où respirer dans la fragile immobilité retrouvée. Le collage est une fenêtre d’évasion aventureuse. Il récupère les vestiges, parfois juste des éclats des milliers d’images qui nous sont données. Mais il ne se contente pas d’être le constat de ces brides éphémères. Le collage fait naître un certain désordre, léger, sourd ou brutal. Il se présente comme une menace pleine de promesses parfois. Il rassure et dérange. Il s’arme des tranquilles habitudes, des apparences les plus traditionnelles pour les retourner contre elles-mêmes. Perturbation : le courant chaud des papiers colorés rencontre l’air froid d’une figure gravée, l’ortie, la chair d’une toute jeune fille. Nous sommes dans le monde des lentes perturbations. Par de fines déchirures, des écartèlements de motifs, des dissociations abusives, chaque collage tente de capter l’instabilité des images toutes faites pour la ranimer. Le collage tranche dans l’unité rassurante et déploie loin des filets de la logique des hypothèses peut-être contagieuses, des questions dont vous détenez certainement les réponses.
Arts et Métiers du livre, n°269, novembre-décembre 2008
Les éditions Carré d’Encre
Marie-Laure Missir a fait de l’univers surréaliste sa spécialité. Elle a rédigé une biographie de Joyce Mansour (Jean-Michel Place, 2005) et de nombreuses érudes parues en revues. Reprenant à son compte une des techniques artisitiques favorites de ce mouvement, elle illu
stre de neuf collages originaux les poèmes d’Anne-Marie Beeckman dans La Leçon mélancolie : « Faire dérailler le déjà vu, entrouvrir les volets des possibles, désynchroniser les sensations et proposer un lieu où respirer dans la fragile immobilité retrouvée. Le collage est une fenêtre d’évasion aventureuse. Il récupère les vestiges, parfois juste des éclats des milliers d’images qui nous sont données. Mais il ne se contente pas d’être le constat de ces brides éphémères. Le collage fait naître un certain désordre, léger, sourd ou brutal. Il se présente comme une menace pleine de promesses parfois […] Par de fines déchirures, des écartèlements de motifs, des dissociations abusives, chaque collage tente de capter l’instabilité des images toutes faites pour la ranimer. Le collage tranche dans l’unité rassurante et déploie loin des filets de la logique des hypothèses peut-être contagieuses, des questions dont vous détenez certainement les réponses ». Marie-Laure Missir réalise des assemblages d’images sans lien entre elles, recréant une nouvelle réalité, détournant les images originales de leur signification pour les métamorphoser. Ils portent la marque du fantastique, de l’étrange et de l’inattendu, caractéristique du surréalisme. Ce travail quasi chirurgical – recréation d’un monde à la pointe du scalpel – est imprimé en numérique (papier Arches traité et encres pigmentaires) avec une finesse et un rendu parfaits.
Marie-France Missir, mère de la première, a d’abord été institutrice avant de quitter l’enseignement pour se consacrer à temps plein aux arts plastiques. Elle a découvert les multiples avec le graveur Hervé Aussant puis s’est perfectionnée à l’atelier du Thabor à Rennes et à l’école des Beaux-Arts de la même ville, où elle s’est également formée à la sérigraphie. Pour le dernier-né de ses livres, La société des mots, elle illustre un texte d’André-Pierre Arnal : « Dans la société des mots, on fait commerce de tout : pour le savoir, pour l’amour, pour les voyages, pour les transactions multiples, pour la tendresse comme pour la guerre, Pour Dieu comme pour le Diable. Il y a des mots qui valent plus que d’autres car ils sont soumis à la loi de l’offre et de la demande (…) Beaucoup soupirent et continuent à rêver d’une longue phrase où ils trouveront leur place au soleil ». Des fragments de calligraphie déstructurée se découpent sur de larges bandes de peintures aux reflets dorés et argentés. Ils sont imprimés en sérigraphie par l’artiste elle-même, tout comme le texte en Garamond qui les accompagne. On est en admiration, encore une fois, devant ce travail si fin et délicat. Le livre de bibliophilie de qualité a décidemment de beaux jours devant lui et les éditions Carré d’Encre le servent à merveille.
La Leçon Mélancolie, poème d’Anne-Marie Beeckman, répond à neuf collages de Marie-Laure Missir. L’ouvrage a été tiré à cent vingt cinq exemplaires par les éditions Carré d’Encre.
Il n’y a qu’un monde, qu’on le vide ou qu’on le peigne. Il s’agit seulement de dire comment on est agi par lui. Aujourd’hui, comment les collages de Marie-Laure Missir nous agitent. Sur sa table de dissection, Marie-Laure provoque les rencontres fortuites ! Elle traduit.
Traduction de traduction, il n’y a qu’un monde.
Anne-Marie Beeckman
Epeller l’alphabet des corps jetés au vent du désir, déchiffrer celui des herbes folles, celui des vagues et d’autres encore. Quelle langue parle Anne-Marie Beeckman ? Une langue qui fait écho et qui me semblait résonner dans mes collages. Il s’agissait donc d’ouvrir des pages au dialogue, d’ouvrir des yeux et des oreilles.
la galerie 64 nuitdencre et les loups sont fâchés présentent "l'envers du réel", expositions de peintures, dessins, objets, collages, livres, sons et lumières du 10 mars au 14 avril 2007 à la galerie 64 nuitdencre puis du 17 avril au 13 mai 2007 à la Halle Saint-Pierre.
La médecine amusante
Si les collages de Marie-Laure Missir s’inscrivent bien dans la tradition poétique de rencontres entre images a priori inconciliables, ils n’ont pas vocation à servir d’anti-slogans, ni même, ou rarement, à raconter une histoire.
Il faut dire que si à peine trois générations nous séparent du cri de Jindrῐch Ṧtyrskỳ : mes yeux exigent qu’on leur jette toujours une nourriture, nous subissons un peu plus chaque jour la prolifération d’images néo artistiques ou pseudo informatives (i.e. strictement publicitaires) comme preuve du figement de l’esprit devenu dissolution, selon le mot tristement visionnaire de Breton. Aussi, le plagiat prôné par Lautréamont perd non seuelement en force mais, pire, en sens face au Mithridate moderne capable maintenant de s’accaparer jusqu’à la subversion de son propre langage (on sait toutefois comment finit le sixième du nom).
L’usage par Marie-Laure Missir d’instruments chirurgicaux pour saisir et couper conforte qui a vu la genèse de ses images dans le sentiment qu’il s’agit plutôt ici d’un lent travail médical de réparation d’un monde malade – sans exclure l’humour noir du savant fou – aux seules fins de créer de l’harmonie.
L’iguane projette une ombre de femme déguisée en paradisier saluant le bureaucrate aux pieds palmés qui interpelle la murène ailée devant le bâtiment en flamme où repose l’iguane… Les images-valises virevoltent sous vos yeux ; vous n’êtes là pour personne.
C’est Juliette déguisée en Justine, Esther traversant le miroir, Théroigne, « la Belle Liégeoise », dépossédée de sa cravache au pommeau d’or. C’est Alice distribuant les cartes, Isis dévoilée, Madame de Merteuil pervertie. C’est Ellen Elson démasquée. Et tout fait sens à nouveau.
Eric Benvéniste L’Envers du réel, Les Loups Sont Fâchés, février 2007.
Lent Incendie a été tiré à cent vint neuf exemplaires, illustrés, sérigraphiés et façonnés par Marie-France Missir pour les éditions Carré d’Encre. Dix-sept exemplaires de tête comportent également une gravure de l’artiste. L'ensemble a été achevé d'imprimer en octobre 2007.
Ligaturer sans soleil un paquet dans la galée
S’astreindre aux signes de plomb
Ecraser ses lèvres sur la feuille nue
L’envers de la parole se lit du bout des doigts
Ordonner l’infini des combinaisons sans que s’éparpille
Tubéreuse : plante herbacée vivace à hautes tiges portant des grappes de fleurs blanches au très fort parfum. « Quand les tubéreuses se décomposent, assure Zola, elles ont une odeur humaine. »
Que dire, alors, de la tubéreuse enfant ?
N’en rien dire d’abord. Garder un moment le mot dans la bouche, détaché de la fleur, en goûter la rugosité un peu écœurante. Pressentir que des flancs doux et déjà effondrés du mot un monstre va sortir, luisant comme une « fillette sur le boulevard de la fente », et se mettre à hurler.
Le monstre a un nom, il s’appelle Joyce Mansour, et c’est pour le qualifier qu’André Breton, en une caresse géniale, évoque « la tubéreuse enfant ».
Il a un lieu : l’Égypte.
Un autre : lui-même.
Et tout de suite, une pensée, impubère et rauque, dans laquelle il y a de la désarticulation et de la désertification, du fouet et du vent, du noir et de la joie – tout ce qui pousse au cri comme au crime.
Où faut-il la voir d’abord, Joyce Mansour ? Peut-être « Là dans le parc où je rampais enfant / Timide comme une limace mais cambrée de ruse / Et heureuse quelquefois ».
Là, et dans le beau livre de Marie-Laure Missir, Joyce Mansour, une étrange demoiselle, premier monument érigé à l’auteur des Gisants satisfaits, et qui vient de paraître aux éditions Jean-Michel Place.
A tous ceux qui ne l(ont pas connue, mais qui, un jour ou l’autre, ont été happés par sa poésie – l’une des plus incroyables et des plus crédibles du surréalisme – l’étude biographique de Marie-Laure Missir, exemplaire d’information et de discrétion, ne donnant à voir que ce qui vous regarde, offre enfin l’occasion de prendre la mesure du personnage, de sa place et de son rôle dans l’histoire du surréalisme, et de la richesse de son prisme. C’est justice, car, Joyce Mansour, on la voyait mal, toutes ses images étaient brouillées. Rumeurs, approximations, jalousies peut-être, j’ai pu constater à une époque (le début des années 70) qu’elle n’était pas portée dans tous les cœurs. J’étais jeune, de telles choses m’étonnaient. Qu’on soupçonnât la liberté m’étonnait.
Car ce que je comprends de Joyce Mansour, si j’en comprends quelque chose, c’est la liberté, la liberté folle et sanglante du jeune renard qui vient de s’arracher à un piège dont il n’a pas perçu la nature et qui, depuis, marche sur trois pattes. Curieuse comparaison, dira-t-on, pour une supposée championne de course à pied. Mais justement : la jeune Joyce avait intérêt à courir vite. À quinze ans, la mort de sa mère (d’un cancer, ce mal qui rongera la pensée de la fille avant de la tuer à son tour) la terrorise à jamais. Quelques années plus tard, après six mois de mariage, elle se retrouve « veuve à dix-neuf ans ». Cela s’appelle avoir la mort aux trousses ; il y a de quoi filer à toutes jambes. Il y a aussi – dunes et demeures fussent-elles dorées comme le sera l’existence matérielle de Joyce Mansour – de quoi obscurcir le sable, l’horizon, les mirages même. Il y a de quoi crier « au » désert comme on crie au loup. De quoi ne plus écrire qu’un long cauchemar, ne plus désirer que dans le cauchemar.
C’est d’abord Cris (1953), Déchirures, Rapaces, messages paniques griffés de mort et la griffant, bips sauvages, clics et claques, et c’est aussi l’ensemble des contes, leur envol fébrile de corbeaux déplumés et blancs, passant de tas d’ordures en tas d’or pur, becquetant le ciel bleu des fonds, faisant de toute vermine une mine d’univers – ces contes destinés à épouvanter les familles et que la famille épouvante.
Dans toute l’œuvre de Joyce Mansour, la famille est un cauchemar sexuel. Il s’agit principalement de savoir qui dévore et qui pille qui, dans quel sens, à quelle profondeur, sous quel nom et pour quoi faire. Vivre est le cauchemar que fait la mort, l’amour une effrayante plongée dans la nuit des rôles et des identités. Le signifiant et le signifié sont le cauchemar l’un de l’autre, le sens est le cauchemar du sang. Jouir est une proie, une étoile morte aux bras vivants, vivants, pourris.
« La poésie surréaliste, c’est vous », lui écrit André Breton dans une lettre de 1961. C’est, en tout cas, la poésie la plus inouïe de l’époque où elle apparaît. Inapaisable et inachevable, c’en est la plus énergique. Sur une photographie qui les représente marchant ensemble dans une rue de Paris (c’est le soir, les réverbères sont allumés, elle lui tient le bras) et qui figure dans son exemplaire personnel de Jules César, Breton a inscrit, recouvrant son propre visage, la célèbre citation de Hugo : « L’œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent. »
Breton n’obéissait pas à rien. Il obéissait au vent – au vent « salubre ». Et salubre, la poésie de Joyce Mansour l’est assurément. Bronzée comme le cœur, noire comme la beauté des canons, livide aussi devant la terrifiante grandeur de l’amour qui est dévoration, vieillesse et décomposition, mais qui est aussi ce grand soleil noir zébré de blanc, ce grand soleil blanc tigré de noir qui se lève sur tout horizon et le fait pivoter, aliénation toujours renouvelée, désirée, dans l’espoir de l’éblouissante libération – ou simplement d’un soulagement.
Car, avec l’amour, l’autre grande affaire de Joyce Mansour, c’est la mort, et il ne s’agit pas ici de légères invocations. La mort nourrit tout, elle est à l’origine et tout en procède. Le désir en découle et s’y écoule. Elle est cette inépuisable vivante qui proclame : « Même morte je reviendrai forniquer dans le monde. »
Joyce Mansour n’écrit qu’exceptionnellement des rêves : elle écrit comme en rêve, et sa voix est abyssale. Elle n’écrit d’aucun point de vue. Nulle verticalité, au sens didactique ou politique. Mais pas d’horizontalité non plus : nulle familiarité, pas d’empathie (son poème le plus « sentimental » s’adresse à… un âne). Et moins de provocation délibérée qu’on ne l’assure généralement. « Il faut dire ce qu’il ne faut pas dire », affirmait Duchamp ; Joyce Mansour ne fait rien d’autre. Ce qu’il ne faut pas dire, c’est soi, son corps pantelant voué aux autres, sa vive douleur, son vif désir, sa vive innocence criminelle, l’enchaînement de sa liberté et comment les chaînes tombent toutes seules des mains des amants.
Abyssale, pierre de foudre remontée des gouffres, pierre de touche de toute pensée du désir, la poésie de Joyce Mansour est comme une corde tendue entre deux propositions cardinales : « L’enfer des femmes prend naissance dans leur corps », raison pour laquelle elle s’est mise à crier et n’a jamais cessé, et l’art commence où finit le désir », raison pour laquelle, sans trop se soucier d’art, elle a poussé son langage là où son langage la poussait.
Avec Carré blanc, publié en 1965, et que Breton tenait pour « une splendeur d’un bout à l’autre », quelque chose, de ce langage, change. Il procédait par coups, par jets ; il s’ouvre à présent à des digressions, s’ébroue, se délace (et non pas se délasse ; cela, il ne le fera jamais). Des paysages, des lieux apparaissent. Des fenêtres s’ouvrent, la nuit entre : c’est « la mort-Mozambique et son cinquième étage ». L’Afrique revient. Carré blanc est un grand livre déchirant. Une vaste peine d’amour y pose sa lumière fauve et fait tourner ses couleurs : noir phosphorescent, rose clouté, et celle, affolée, des hautes venaisons, «l’opprimante venaison de l’aube ».
La même peine et la même rage soulèvent les admirables Damnations de 1966 et beaucoup des textes qui suivront. La lanceuse de couteaux, la tourneuse dans les plaies s’est métamorphosée en un oiseau à l’envergure extrême, qui ne plane plus dans sa seule nuit mais dans la nuit du monde, puisqu’ « il n’y a pasdeux verbes être », noir milan, faux sifflante effarant le silence, le tranchant. Le temps n’allège pas la charge d’angoisse de cette poésie, et cependant lui donne une manière d’amplitude qui en fait apparaître la noblesse haletante, laquelle se maintiendra jusqu’au bout, jusqu’aux râles de Flammes immobiles et des fatals Trous noirs, dernier recueil paru deux ans avant la mort – puisque mort il devait y avoir depuis le premier cri.
Comme Violette Nozières dans le poème d’Eluard, Joyce Mansour « a rêvé de défaire / a défait / l’affreux nœud de serpent des liens du sang ». Les a-t-elle défaits, en vérité ? Elle les a montrés, du moins, accusés, assommés de lyrique dérision. Joyce est morte avant d’avoir écrit l’Alexandre qu’elle promettait et qui devait succéder à Jules César. Gageons qu’il eût tranché beaucoup de nos nœuds et que, vivant encore, criant, riant encore, elle aurait, elle, comme nulle autre et presque à elle seule, désasphyxié la poésie.
par Pierre Peuchmaurd, article publié dans Les Cahiers de l'Umbo, décembre 2005
Nouvelles lubriques pour petites bringues, textes de Joyce Mansour, illustrations de Jean Benoît et Mimi Parent et pour le tirage de tête de collages de Marie-Laure Missir, Les Loups sont fâchés, 2006, Paris
Sur les loups sont fâchés...
La poésie est à géométrie variable : aucun rapport de proportionnalité entre poids et taille, entre matière et couleur d’un ouvrage. Entomologiste du surréalisme, Eric Benveniste a choisi la légèreté des élytres soigneusement arrachées à des insectes souvent rares, des ailes de papillons de nuit ou de jour à peine moins légers que l’air, des carapaces qui luisent d’un orient parfois inquiétant, des plumes odorantes... Le résultat : une fête multicolore de vingt et une plaquettes, toutes en longueur et en ardeur, élégantes, un festin de textes enluminés dont les convives sont Guy Cabanel en « robe de flammes », Anne-Marie Beeckman en « manteau de taupe », Jacques Abeille en « bête louche », Vincent Bounoure en « oiseau égaré », Pierre Peuchmaurd en « loup de ciel », Ghérasim Luca en « chat double »... parmi d’autres pour les les dessins, découpages, collages et confettis, on rencontre la bête amoureuse de Jean Benoît, les bêtes microscopiques de Jacques Lacombez, celles en cristal de Jacques Hérold, les chimères de Ted Joans, les bouches ouvertes de Georges-Henri Morin, quelques squelettes de Jorge Camacho… dans l’ordre d’apparition pour le plus grand désordre des sens et j’en oublie volontairement car la liste est aussi longue qu’essentielle. L’Envers du réel n’est pas seulement une collection des éditions Les Loups sont fâchés, l’Envers du réel est une des régions de ce domaine menacé de l’édition où l’exigence règne encore.
De son véritable nom Joyce Adès, née dans le Cheshire le 25 juillet 1928, Joyce Mansour – d’origine égyptienne » s’éteignit le 25 août 1986. En 1991, Actes Sud réédita son œuvre complète (prose et poésie) en un volume […]. A cette surréaliste de haut vol dont André Breton dira qu’elle est « douée de ce qu’il tient pour le génie » et dont les textes reflètent autant d’humour noir que d’audace, Marie-Laure Missir consacre cette splendide étude qui parcourt les voies qu’emprunta cette intrépide ensorceleuse. Le monde qu’elle illustra « est à l’inverse absolument du royaume clair et du règne du bien », estimait l’orfèvre André Pieyre de Mandiargues, tandis que Gaston Bachelard observait que les poèmes de Joyce Mansour « connaissent les cris essentiels, ceux qui disent la passion dans son vertige ».
Chez Joyce Mansour, la grande poétesse surréaliste se doublait d’une redoutablebricoleuse du dimanche. Elle achetait par kilos toutes sortes de clous dont elle hérissait des balles en polystyrène. Ainsi naissait une floraison étrange et agressive, les “ objets méchants ”. Des boules simples évoquent d’inquiétants oiseaux piqués de clous de tapissier, d’autres des grenades, petites bombes inoffensives. Lorsqu’elle fichait ces boules sur de longues tiges en fer, Joyce Mansour composait des bouquets de voluptueuses mais dangereuses orchidées. Elle réalisait encore des boîtes qui sont autant de pièges ou de tombeaux. Ces objets se font l’écho de sa poésie. Entre l’humour et l’angoisse, ils donnent forme aux obsessions.
Quelques-unes de ces oeuvres ont fait partie d’expositions collectives. Joyce Mansour avait même envisagé de les présenter seules. Elles ne figurent néanmoins dans aucun catalogue. Ces “ objets méchants ” existent toujours chez des amis de la poétesse et pour l’essentiel chez ses fils qui nous ont permis de les photographier. De ces photographies sont nés des textes puis des gravures et enfin le désir de rassembler le tout.
“ Objets méchants de Joyce Mansour ” a été publié à cinquante exemplaires numérotés et signés, sur vélin d’Arches. Le tout constitue l’édition originale. Chaque exemplaire d’un format de 165 sur 295mm, est accompagné de quatre photographies en noir et blanc de Bernard Mallet présentant les œuvres de Joyce Mansour, de poèmes de Marie-Laure Missir ainsi que d’une couverture fort “ méchante ” et de deux gravures originales de Marie-France Missir.